Présentation
Temps Singulier Chaotique
Guillaume Bertrand
Projet d'installation mécanique,
électronique et optique,
en collaboration avec la chercheuse CNRS
Marion Delehaye (laboratoire Femto ST - TF)
Le collectif et hackerspace 3615 Señor dont je fais partie se veut un espace ouvert de discussions et d’échanges entre personnalités issues de milieux professionnels hétérogènes, mais reliés par le plaisir de mêler la technologie, l’expérience et la création artistique. Autour d’une même table se réunissent des étudiants, des artistes, des ingénieurs ou des chercheurs. Marion Delehaye [1], chercheuse CNRS au département Temps-Fréquence du laboratoire Femto ST à Besançon, apporte aux projets du collectif un éclairage précis dès lors qu’il est question de physique et d’électronique. C’est à l’issue d’une visite de son laboratoire, dans lequel elle monte une expérience autour d’un laser superradiant [2] que le projet d’une collaboration entre elle et moi s’est dessinée. Le Département Temps-Fréquence (TF) du laboratoire FEMTO ST de Besançon, héritier de la tradition horlogère et métrologique franc-comtoise, met au point les “gardiens de temps” nécessaires aux applications technologiques les plus pointues : navigation spatiale, télécommunications, radar… Le Temps-Fréquence est par essence un département pluridisciplinaire où sont associées de nombreuses technologies et domaines scientifiques. Le laboratoire participe entre autres à la définition internationale du temps légal Français grâce à ses horloges atomiques, et les recherches du département OHMS (Ondes, Horloges, Métrologie et Systèmes) [3] visent pour beaucoup à améliorer stabilité et précision dans la mesure du temps.
Les recherches effectuées par Marion Delehaye sont d’une technicité difficilement appréhendable par les non-physiciens. Tout est affaire d’ordres de grandeur inconcevables. L’horloge atomique qu’elle conçoit, en collaboration avec ses collègues chercheuses et chercheurs, mais aussi des doctorant·es et post-doctorant·es, vise à faire changer d’état des atomes d’ytterbium à l’aide d’un laser. Cela se passe donc à l’échelle de l’atome, et la précision temporelle relative recherchée est de l'ordre de 10-18. Image communément utilisée, un décalage relatif de 10-18, c'est une seconde de décalage depuis la création de l'univers. Si sa salle de manipulation donne la sensation d’être au milieu d’un laboratoire spatial, le résultat des expériences est invisible et doit être transcrit par des machines pour être appréhendable : courbes, tableaux, nuages de points, au mieux, une raie blanche au milieu d’une image noire captée par une surface photosensible. Car en réalité, d’un certain point de vue, ce que ces physicien·nes approchent au plus près relève de l’invisible et de l’abstraction : le temps. Invention humaine et phénomène physique, immatériel mais mesurable, immuable mais non constant. L’observatoire de Besançon a tout d’abord utilisé le cosmos, ses dimensions infiniment grandes, la lumière des étoiles et leurs trajets dans notre ciel, pour caler les horloges. Aujourd’hui, la lumière est toujours de la partie, mais sous forme de lasers, et c’est la mesure d’événements infiniments petits qui sert de référence. En passant d’une référence naturelle à un phénomène choisi pour devenir l'étalon de la seconde en 1967 (9 192 631 770 oscillations de la transition entre deux états d’un atome de césium la définissent), la mesure du temps a créé une double manière de référencer le temps qui passe. Une tension entre ces deux modes de mesure existe et les décalages qui apparaissent nécessitent des discussions. Ainsi des réunions ont lieu, à intervalles réguliers, pour recaler le temps cosmologique et le temps atomique. L’Observatoire de Paris a la charge pour la communauté internationale de gérer ce système correctif de la mesure du temps. Au 1er janvier 2020 et depuis son introduction en 1972, 27 secondes intercalaires [4] ont été ajoutées, pointant ainsi l’aspect conventionnel, décidé par l’humanité, de la mesure du temps. Ces secondes ajoutées au temps marquent la volonté de conserver un lien cohérent entre les événements naturels et une construction intellectuelle et scientifique. Il est par ailleurs intéressant de confronter l’apparente perfection du temps atomique à son mode de définition, lui-même affaire de compromis car constitué d’une moyenne pondérée entre plusieurs centaines d’horloges atomiques de par le monde. C’est autour de ces 27 secondes créées ex nihilo au cours des 40 dernières années que le projet se propose de créer lui aussi du temps. Si l’on accepte l’idée que le temps peut être amendé, si des secondes peuvent être ajoutées par des comités, alors l’artiste peut-il lui aussi s’autoriser à créer des secondes nouvelles? Une manière de s’approprier le temps, de le distordre (il n’est pas constant, nous a dit Einstein), et quelque part de distribuer au monde des secondes gratuites. Si le Temps Universel Coordonné [5] est un compromis entre le temps atomique et le temps calculé sur la rotation de la terre, l’installation Temps Singulier Chaotique proposera elle un différentiel entre le TAI (temps atomique international) et une série de systèmes mécaniques et électroniques, oscillateurs chaotiques basés sur des systèmes lumineux, et conçus pour se décaler. De la différence entre ces deux références temporelles, le temps de l’artiste, imprévisible et le temps atomique parfait, naîtront des secondes intercalaires arbitraires, de valeur inconstantes, que le regardeur aura créé par sa simple position de spectateur.
- Installation, machine cinétique et optique, le projet imagine de mettre le public au centre d’une table optique dont on aurait changé l’échelle. La table optique est un dispositif expérimental que les chercheurs utilisent pour opérer des transformations successives sur un laser. Le projet gardera de ce principe l’utilisation de modules successifs à travers lesquels faire cheminer un rayon lumineux. Chaque module s’appuiera sur un procédé oscillatoire perturbé par des paramètres extérieurs, et par l’utilisation de références temporelles multiples. L’intention est de s’autoriser la citation des outils historiques de la mesure du temps (gnomon, pendules, engrenages, lasers et lentilles, électronique et informatique), mais d’en créer des version chaotiques, imprévisibles et systématiquement liées à un processus lumineux. Ainsi, le regardeur, après avoir retourné un sablier, va provoquer une réaction en chaîne d’oscillateurs chaotiques, une machine de Goldberg se transmettant des signaux lumineux, avec des systèmes mécaniques asservis qui tentent de se suivre et de se compenser les uns les autres. Ce processus déclenché durera exactement 27 secondes, et une fois le sablier arrivé à son terme, c’est le temps de retour à l’immobilité des processus mécaniques qui deviendra processus de création du “temps singulier chaotique”. À chaque mise en route du système, une trace écrite, un journal imprimé, permettra de témoigner de ce temps spécifique inventé et de sa durée équivalente en secondes classiques. La matérialité de l’installation s’appuiera sur les techniques traditionnelles de fabrication de la mécanique horlogère, usinage de précision de métal (tournage et fraisage), mais aussi en référence aux outils du XIXe siècle telle que la lunette méridienne de la Bouloie, du bois vernis, et à ceux du XXIe siècle, informatique et électronique. Loin du caractère low-tech de mes précédents projets, l'intention est de fabriquer quelque chose de robuste, précis, mécaniquement qualitatif et fonctionnel. L'appui d'usineurs professionnels et du département Engineering de Femto pour certains éléments sera convoqué.
[1] https://www.femto-st.fr/fr/personnel-femto/mariondelehaye
[2] https://teams.femto-st.fr/equipe-ohms/yb-superradiant-laser
[3] https://www.femto-st.fr/fr/Departements-de-recherche/TEMPS-FREQUENCE/Equipes-de-recherche/OHMS
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Seconde_intercalaire
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_universel_coordonné